Ancien
élève de l’Ecole normale supérieure et agrégé d’histoire, Benoît
Pellistrandi a été directeur des études à la Casa de Velásquez de 1997 à
2005 avant de revenir enseigner à Paris. Il a prononcé le 21 mai devant
l’auditoire des Mercredis de la NAR une conférence publiée sous forme
réduite dans le numéro 1059 de « Royaliste » et dont je publie
ci-dessous le texte intégral.
L’occasion de ce propos m’est fournie par la publication de mon livre
Histoire de l’Espagne des guerres napoléoniennes à nos jours (Perrin, 2013).
Pourquoi cette chronologie?
2 mai 1808 : soulèvement des Espagnols contre les troupes
napoléoniennes et début d’une guerre qui sera qualifiée,
postérieurement, de guerre d’Indépendance (l’expression est des années
1830).
19 mars 1812 : proclamation de la Constitution dite de Cadix ou la “Pepa”
Entre 1808 et 1812, la nation espagnole se reconfigure sur le plan
politique et institutionnel mais aussi sur le plan géopolitique (par la
réactivation d’un antagonisme franco-espagnol). Il faudrait élargir
notre vision aux années 1820 au cours desquelles les nations
ibéro-américaines accèdent à l’indépendance et restreignent l’Espagne à
une dimension impériale plus modeste (on peut ensuite prolonger le
propos jusqu’à 1898…).
Le sentiment national espagnol existe avant 1808. Nul ne le remet en
doute. L’un des meilleurs spécialistes de la question du nationalisme
espagnol, José Álvarez Junco, évoque un “patriotisme ethnique” fondé sur
la loyauté à la monarchie espagnole, un très fort sentiment d’unité
religieuse, une relative unité linguistique autour du castillan, un
fonds commun de références historiques et mythiques ou encore une unité
fondée sur le rejet de la “Légende noire” – cette réputation que les
protestants hollandais avaient faite à l’Espagne dans leur propre lutte
contre le pouvoir des Habsbourg – ou enfin un sentiment partagé de
“communauté de destin”
[1].
Mais ce sentiment national est fragilisé parce qu’il procède tout à la
fois d’un héritage et d’une conjoncture politique. L’héritage, c’est la
monarchie comme socle de ce sentiment national. La conjoncture, c’est la
disparition de cette monarchie qui a basculé dans le ridicule à Bayonne
face à l’empereur français, autrement dit un aventurier corse, capable
ainsi d’imposer son frère sur le trône abandonné par le père et le fils!
Il faudra donc aux Espagnols trouver une réponse à ce vide et à cette
usurpation. Or, la nation peut-elle se construire sur un précipité dont
le premier résultat est la dissolution de ce qui existait avant ?
Aujourd’hui :
- bras de fer entre les nationalistes catalans et les deux grands partis de gouvernement (PP et PSOE)
- interrogations sur l’avenir du Pays basque, une fois levée
l’hypothèque du terrorisme de l’ETA même si n’est pas réglée la question
des victimes de ce terrorisme et de la punition de ces terroristes…
et cela dans un contexte, comme le signale très justement la
présentation de cette soirée, européen (l’Écosse et le Royaume-Uni, la
Belgique…). Est-on dans cette “évaporation des États” comme le suggère
le leader indépendantiste flamand Bart De Wever)?
Le titre de cette soirée “Existe-t-il une nation espagnole?” pointe
une thématique qui parcourt toute l’histoire contemporaine de
l’Espagne. Pour autant, poser la question est une manière de biaiser le
débat au regard de la contemporanéité. Je m’explique : au xix
e
siècle, la question n’a pas de sens parce que la réponse va de soi. Nul
équivoque ni en Espagne ni en Europe sur l’existence d’une nation
espagnole.
J’ai, dans mon livre, insisté sur la nécessaire dimension comparative
d’une histoire espagnole. Le même mouvement qui voit “la naissance et
l’affirmation d’une culture nationale en France de 1815 à 1880”, selon
l’expression de Françoise Mélonio, anime le monde académique,
intellectuel et culturel espagnol. La volonté de comprendre l’Espagne
comme une réalité inscrite dans l’histoire et qui y trouve sa
continuité, bien plutôt que ses ruptures :
Lorsque, vers le milieu du xix
e siècle, l’historien Modesto Lafuente entreprend une
Histoire générale de l’Espagne,
il voit dans les hauts faits de la guerre contre les Français la
répétition d’autres épisodes de résistance. Les sièges de Saragosse et
de Gérone sont les lointains échos d’une
furia hispánica dont
avait déjà témoigné la résistance des Celtibères à Numance face à
Scipion et à Sagonte face aux armées romaines. Encore aujourd’hui, dans
un ouvrage superbement édité par le Ministère espagnol de la Défense
pour commémorer le bicentenaire du début de la Guerre d’Indépendance,
l’auteur de l’article consacré à la guérilla trouve dans Tite-Live
l’hommage de l’historien romain à la résistance farouche, sur le mode de
la guerre non conventionnelle, des Ibères.
Au-delà des témoignages littéraires, au-delà des politiques étatiques
d’uniformisation culturelle (inauguration du musée du Pardo en , 19
novembre 1819, réforme des Académies de 1847, loi Moyano sur l’éducation
en 1857…), des politiques de modernisation et de centralisation de
l’administration se développent dans une dynamique de politisation
(suffrage censitaire, puis universel en 1868, retour au censitaire en
1876 et suffrage universel masculin en 1890). C’est ce qu’on peut
appeler la construction de l’État libéral (création des provinces en
1833 par Javier de Burgos). Elle passe aussi par la modernisation des
structures économiques qui accompagne la révolution industrielle (on
peut penser à la construction du réseau de chemin de fer qui, répliquant
les grands axes de communication, donne naissance à un réseau centré
sur Madrid). Une imitation française est décelable… elle demeure encore
sensible
[2].
La construction d’une nation libérale espagnole est donc en marche tout au long du xix
e
siècle. Faut-il alors s’interroger sur l’échec de cette construction?
Et si oui, quelles en sont les causes? Quelle en est la chronologie?
Nous entrons là dans l’exploration du xx
e siècle espagnol ou plutôt de ses conditionnements. Et il faut procéder par ordre.
Commençons par les événements politiques et la crise coloniale de
1898 qui devient une crise d’identité. La fin de la vocation coloniale
de l’Espagne – à laquelle met fin une puissance émergente, les
États-Unis – ouvre la voie à une littérature de la déploration et de la
décadence. C’est que l’historien Pedro Laín Entralgo appelera “la
génération de 1898”, reprenant une expression forgée dès 1914 par
Azorín. Une obsession prend forme autour du “problème de l’Espagne”,
autour de ce que le premier ministre Lord Salibsury s’est mis à appeler
une “
dying nation”. Est convoquée pêle-mêle son histoire, sa
caractérologie, ses passions pour dessiner un État mal formé et
fragilisé. Les passions politiques traversent ce débat qui embrasse tout
le premier tiers du siècle. La littérature dite régénérationniste
couvre un spectre d’opinions qui va de la réforme socialiste à la
tentation autoritaire du “chirurgien de fer”. Or, ces thèmes se
nourrissent aussi de l’actualité internationale : après la guerre de
1914-1918, la montée des fascismes – qui a commencé en Italie, une
nation méditerranéenne – inspire des Espagnols. La lutte contre le
bolchévisme entre dans le débat politique… Là encore, l’Espagne
participe d’une histoire européenne.
Mais, depuis les années 1880-1890, de nouveaux thèmes sont apparus : le catalanisme politique et le nationalisme basque
[3].
Nés d’une double collision entre des intérêts économiques divergents de
ceux du centre espagnol (le protectionnisme contre le libre-échange) et
d’une réorientation de ceux-ci à la suite de la perte des débouchés
cubains et coloniaux, et entre des manifestations culturelles qui se
pensent en opposition à une nation centralisatrice, les nationalismes
“périphériques” vont construire des propositions de reconfiguration de
l’Espagne au moment même où celle-ci traverse des crises de plus en plus
fortes. Le point culminant de cette situation de crise se trouve entre
1917 et 1923. Les grèves générales disent le poids nouveau du
prolétariat industriel tandis que les questions agraires continuent de
mettre en avant la pauvreté du prolétariat agricole. Les mouvements
militaires traduisent les malaises d’une institution écartelée entre une
ambition coloniale qu’elle remplit plutôt mal (Annual en 1921) et une
action intérieure au service du maintien de l’ordre. En septembre 1923,
le général Primo de Rivera, par un “pronunciamiento”, renverse l’ordre
constitutionnel et entreprend une “thérapie de choc”
[4].
Cette thérapie fut-elle fasciste? Le débat reste ouvert… Elle fut nationaliste.
Pour empêcher tout retour en arrière et parce qu’il pense être le
chirurgien de l’Espagne, Primo de Rivera embrasse le projet de
moderniser le pays. Il se dote tout d’abord d’un bras politique, l’
Union Patriotique,
à partir d’avril 1924. Entendant transcender les clivages politiques,
ce rassemblement vise à devenir un instrument de mobilisation des
masses. Son journal
La Nación paraît à partir d’octobre 1925.
L’insistance mise sur les termes patrie et nation souligne tant le
projet fédérateur que croit porter le général Primo de Rivera que sa
volonté d’effacer les oppositions politiques. En ce sens, ce culte de
l’unité, cette passion de la nation, ce rejet de la division
politicienne, ce refus d’une lutte des classes sont des traits
idéologiques que l’on retrouve dans le fascisme italien de l’époque.
Garde prétorienne, le
Somatén, également créé en 1924, rappelle
les milices d’origine patronale montées dans la Barcelone des années
terribles (1902-1923) et mélange le souvenir de la Garde Nationale du
xix
e siècle et les formes plus contemporaine des formations
luttant contre l’action syndicale et la menace révolutionnaire. En 1927,
l’Union Patriotique compterait plus d’un million sept cents mille
affiliés… mais seulement six cent mille à la fin de 1929, quelques
semaines avant que Primo de Rivera n’abandonne le pouvoir. Son slogan
“Religion, Patrie et Monarchie” exalte des valeurs historiques plus
qu’il ne présente des projets d’avenir, trahissant peut-être ici une
ambiguïté fondamentale du régime.
Le pouvoir défend par ailleurs une politique centralisatrice. En
1924, il interdit l’usage de la langue et du drapeau catalans dans les
cérémonies officielles. En 1925, il met fin au régime de la
Mancomunidad,
cette institution catalane créée en 1914 qui esquissait un début
d’autonomie régionale. L’identité espagnole est au contraire exaltée. La
fête nationale du 12 octobre – date de la découverte de l’Amérique par
Christophe Colomb et fête de la Vierge du Pilier, patronne de Saragosse –
devient un rendez-vous patriotique important qui célèbre une unité
hispanique dont la solidarité s‘étend au monde américain. Le régime
organise à des fins de propagande de nombreux rendez-vous patriotiques.
Ils mobilisent les membres du
Somatén ou de l’Union Patriotique
mais aussi l’armée et le clergé qui se muent en émetteurs importants
d’un discours nationaliste. La jeunesse est encadrée via le
Servicio Nacional de Educación Física, Ciudadanía y Premilitar
(Service national d’Education physique, citoyenne et prémilitaire). Un
catéchisme du citoyen circule dès la fin de 1923. Primo de Rivera
développa ainsi “ce qui fut sur le point d’être le premier grand
programme intégral de nationalisation des masses de l’histoire
contemporaine espagnole”
[5].
L’obsession de l’unité se situe au cœur de sa pensée, exprimant un
nationalisme primitif. Depuis plus d’un quart de siècle, la définition
de l’Espagne suscite le débat. L’apparition du catalanisme et
l’affermissement de son projet politique participent de cette
effervescence. Les Catalans pensent la Catalogne et l’Espagne. De même,
le discours sur l’identité espagnole autour de l’idée d’unité, réalisée
avec les Rois catholiques Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon,
confirmée par les apports de cette Espagne unifiée à l’histoire
universelle – la découverte des Amériques, le Siècle d’Or… –, amène à
exalter la Castille, considérée comme incarnation de l’Espagne.
Intellectuels et artistes diffusent cette idée qui s’impose sur la scène
politique. L’âge d’argent de la culture espagnole se caractérise ainsi
par cette quête identitaire au point que l’hispaniste américain Iman Fox
évoque une “invention de la tradition”
[6]. L’identité espagnole est alors présentée comme inscrite dans une longue durée et pensée comme naturelle.
J’insiste un peu sur ce moment Primo de Rivera car il représente un
tournant essentiel dans cette question de la nation. Il fige la
représentation de l’Espagne dans une sorte d’uniformité folklorique. Il
accentue les tensions entre le centre et les périphéries créant ainsi
une structure du débat politique et affectif espagnol. Il échoue,
ouvrant la voie à une autre proposition qui sera celle de la République.
La Seconde République tente, à la lumière de l’exemple français, de
réaliser la révolution française en Espagne. Manuel Azaña l’avait
exprimé dans un discours le 7 avril 1930 : “Ce bouleversement que nous
prédisons pour l’Espagne doit être lié, non seulement à la péripétie que
nous venons de vivre, mais à l’histoire de tout un siècle (…). Il faut
faire en Espagne une série de destructions définitives (…). Située sur
un plan historique, notre lutte est claire : nous devons faire ce que
nos aïeux ne firent ni en 1820, ni en 1823, ni en d’autres occasions.
Entre le passé de l’Espagne et son avenir, il faut mettre un fait
irréparable que nous ne pourrons pas oublier, que nos adversaires ne
pourront pas nous pardonner et qui nous liera définitivement pour la vie
et en conscience à l’œuvre commune républicaine qui est la liberté de
notre patrie”.
La République se propose de séparer l’Église de l’État, de
décentraliser (statuts de la Catalogne de 1932 et du Pays Basque de
1936), de réformer l’armée et de procéder à une réforme agraire. Pour le
sujet qui nous intéresse plus précisément, les deux premiers axes de
réforme sont décisifs. Attaquer les privilèges de l’Église c’est
proposer une autre lecture de la Nation espagnole que celle qui consiste
à subordonner la nationalité espagnole au catholicisme et à
l’orthodoxie. Accepter la pluralité des Espagnes c’est proposer une
autre compréhension de la réalité espagnole.
La guerre civile doit donc se lire à la fois à la lumière d’une vie
politique heurtée et violente – elle serait donc une sorte de dérapage
non contrôlé – mais aussi à celle des failles systémiques, des fractures
essentielles qui divisent les Espagnols entre eux. L’une de ces failles
est bien la conception de la nation espagnole.
La guerre est un affrontement entre deux Espagnes qui s’excluent mutuellement
[7].
Elle est aussi, pour les nationalistes, une défense de l’hispanité
contre les tendances internationalistes du bolchévisme et du socialisme.
Espagne et anti-Espagne deviennent des catégories opératoires… et elles
le resteront pendant presque tout le franquisme. Le bilan humain de
celle-ci – autour de 300 000 victimes dont 170 000 combattants et
130 000 civils – doit être augmenté des victimes de la répression
franquiste après 1939. Les historiens débattent encore d’un chiffre qui
oscilla entre 25 et 200 000. Un consensus se dessine autour de 50 000
morts. L’enjeu de la question n’est pas uniquement quantitatif. Il dit
bien l’implacable volonté de vengeance que fut le régime quasiment
jusqu’à la fin. En août 1939, la pastorale du cardinal Goma qui
demandait aux pouvoirs publics de mettre en place une politique de
pardon fut interdite de diffusion! Né dans la Guerre civile, le
franquisme en fut le prolongement concret et symbolique. Jamais, malgré
ses presque quarante ans de gouvernement, Franco et les siens ne
pourront prétendre, en dépit de leurs discours, rassembler l’Espagne.
Ils étaient une Espagne à laquelle s’opposait l’anti-Espagne. Comme tout
régime dictatorial, il dura grâce à la répression de la dissidence et
des oppositions. S’il ne fut pas totalitaire au sens où la science
politique, aujourd’hui, définit la notion, on peut pourtant risquer une
hypothèse. N’est-ce pas dans cette intransigeance et ce discours
permanent d’exclusion sous le motif de l’anti-Espagne que le régime
s’apparente à un régime totalitaire?
La question dépasse les discussions techniques qui voient la période
fasciste du régime entre 1937 et 1945 comme l’époque pleinement
totalitaire du régime. Il y a une dimension symbolique et discursive qui
a fait ressentir par tous ceux qui avaient lutté contre les
nationalistes le régime comme totalitaire. Franco n’avait-il pas, dans
un entretien à un journaliste américain en 1937, concédé que si, pour
gagner, il lui fallait fusiller la moitié de l’Espagne, il le ferait?
L’exclusion des “autres Espagne(s)” qu’elles soient politiques,
culturelles ou régionales est la raison pour laquelle le régime peut
être qualifié de totalitaire. Cette attitude implacable est aux origines
des crispations qui continuent de parcourir les mentalités espagnoles.
Reste à aborder le dernier temps de cette question et à observer son
traitement par la démocratie espagnole. À nouveau, la richesse de la
période nous commande de simplifier pour comprendre :
1º/ il a fallu d’abord démocratiser, c’est-à-dire démanteler le
franquisme sans courir le risque de la reprise de la guerre civile.
C’est ce qu’avait compris le roi Juan Carlos et son premier ministre
Adolfo Suárez, mais aussi la quasi-totalité de la classe politique
espagnole qui a démontré là que la politique peut être un exercice utile
d’intelligence collective.
2º/ Démocratiser cela voulait dire aussi décentraliser. Ce fut la
transaction entre Adolfo Suárez et les nationalistes catalans. Mais pour
faire accepter ce retour au schéma de la Seconde République – nous ne
sommes qu’en 1977 – on invente la fiction d’une Espagne des Autonomies.
Mais cette fiction – “el café para todos” selon la fameuse expression de
Jordi Pujol – devient réalité. L’Espagne d’aujourd’hui c’est 17 régions
autonomes… Plus grave encore, les compétences en matière d’éducation
furent partiellement cédées aux gouvernements régionaux – un choix que
n’avait pas fait la République en 1932, bonne jacobine qu’elle était!
Or, que se passe-t-il aujourd’hui en Catalogne : on voit sous nos yeux
le résultat d’un processus de construction nationale par l’instruction.
Rien d’étonnant à ce que l’offensive indépendantiste se développe
maintenant quand toute une génération de jeunes adultes a été instruite
dans le culte de la culture catalane. En outre, il existe 18 scènes
politiques espagnoles : 17 régionales et 1 nationale. Et à partir de là
des combinaisons multiples, des comportements électoraux distincts, des
enjeux divergents ou convergents (c’est selon…) et donc une indéniable
diffraction du caractère national du débat démocratique.
3º/ Démocratiser cela voulait dire aussi devenir progressiste. Après
les presque 40 ans de dictature réactionnaire, l’Espagne a embrassé avec
passion l’idéal progressiste. Cela se voit dans l’éclosion des sciences
humaines et sociales et l’explosion des effectifs universitaires, dans
le renouveau culturel qui non seulement ose mais revendique la
transgression, dans la sécularisation d’une société qui semble
s’abandonner aux délices et aux corruptions de la société de
consommation.
4º/ Démocratiser cela voulait aussi dire transiger. La transition
s’est faite sur des choix et des pactes de raison. Le premier objet de
ce pacte fut double : confiance à la Couronne et promesse de
démocratisation. La Couronne avait tenu parole et elle le confirmera de
manière éclatante dans la nuit du 23 au 24 février 1981. Le second objet
fut celui d’un pardon politique : ce fut l’amnistie de 1977. Or ces
transactions sont aujourd’hui remises en cause. On les accuse d’être aux
origines des défauts de la démocratie espagnole. Certains estiment que
la culture franquiste l’a ainsi emporté – on le verrait notamment dans
la place de l’Église dans la société, mais aussi dans la forme
monarchique du pays ou encore son unité!
On aborde là aux questions les plus vives qui font l’actualité de la
question qui ouvrait nos débats : “Existe-t-il une nation espagnole?”.
Je vous ai exposé ce que je crois être les termes dans lesquels se pose
la question et qui permettent, me semble-t-il, de répondre à vos
questions.
[1] José Álvarez Junco,
Mater Dolorosa. La idea de nación en la España en el siglo xix, Madrid, Taurus, 2001.
[2] Voir Germà Bel,
España, capital París, Barcelone, Destino, 2012 (dans sa version de poche, première édition en 2010).
[3] La renaissance du catalanisme culturel est antérieur.
[4]
la colonne vertébrale du régime était insuffisamment homogène et
faussement rassemblée derrière le dictateur pour assurer la pérennité de
son régime. En ce sens, la dictature, même si elle est la plus longue
de celles déjà exercées par des militaires comme Narváez et Serrano au
xix
e siècle, se situe dans la continuité de ces expériences.
Sortant du cadre légal des institutions, un homme providentiel
s’arrogeait le droit de soigner les maux du pays. Toute une littérature
politique avait développé ces idées depuis les années 1890[4]. On
comprend mieux, à cette aune, la nature de la dictature franquiste qui
réussira, quant à elle, à s’institutionnaliser et à maintenir intact le
pouvoir de son chef jusqu’à sa mort… dans son lit! Dans cette mesure,
l’épisode Primo de Rivera se pose bien comme un modèle de transition
entre des formes héritées du xix
e siècle et l’apparition de nouvelles formes liées à l’ère des masses.
[5] Eduardo González Calleja,
La España de Primo de Rivera. La modernización autoritaria 1923-1930, Madrid, Alianza Editorial, 2005, p. 201.
[6] Iman Fox,
La invención de España. Nacionalismo liberal e identidad nacional, Cátedra, Madrid, 1997.
[7]
La Guerre civile représente le traumatisme essentiel de l’histoire
contemporaine espagnole parce qu’elle s’est prolongée au-delà de
l’affrontement armé. On ne peut penser le franquisme en dehors de la
guerre. L’état de guerre, proclamé par les nationalistes dès juillet
1936, ne fut levé qu’en 1948! La loi de “responsabilités politiques” de
février 1939, qui fut la matrice juridique de la répression postérieure,
n’est abolie qu’en 1963. Le dirigeant communiste Julian Grimau, exécuté
en 1963, a été condamné à cause des dispositions de cette loi.
Juridiquement, l’État franquiste, même s’il se dota des apparences de
chartes octroyés (Fuero des Espagnols, Fuero des Travailleurs), est né
dans et par la guerre. Il en est l’émanation. En 1964, le régime entend
se consolider dans l’exaltation des “25 ans de paix”. Par-là même, il
rappelle sa nature. Et quand Franco meurt le 20 novembre 1975, l’ombre
portée de la Guerre civile recouvre tous les Espagnols de la Péninsule
et de l’exil[7]. Le choix de sa sépulture à la Valle de los Caídos, aux
côtés de José Antonio Primo de Rivera, termine de rappeler que le
“Caudillo” était un homme des années 1930, empreint des débats
politiques qui avaient conduit à la guerre.
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Ancien
élève de l’Ecole normale supérieure et agrégé d’histoire, Benoît
Pellistrandi a été directeur des études à la Casa de Velásquez de 1997 à
2005 avant de revenir enseigner à Paris. Il a prononcé le 21 mai devant
l’auditoire des Mercredis de la NAR une conférence publiée sous forme
réduite dans le numéro 1059 de « Royaliste » et dont je publie
ci-dessous le texte intégral.
L’occasion de ce propos m’est fournie par la publication de mon livre
Histoire de l’Espagne des guerres napoléoniennes à nos jours (Perrin, 2013).
Pourquoi cette chronologie?
2 mai 1808 : soulèvement des Espagnols contre les troupes
napoléoniennes et début d’une guerre qui sera qualifiée,
postérieurement, de guerre d’Indépendance (l’expression est des années
1830).
19 mars 1812 : proclamation de la Constitution dite de Cadix ou la “Pepa”
Entre 1808 et 1812, la nation espagnole se reconfigure sur le plan
politique et institutionnel mais aussi sur le plan géopolitique (par la
réactivation d’un antagonisme franco-espagnol). Il faudrait élargir
notre vision aux années 1820 au cours desquelles les nations
ibéro-américaines accèdent à l’indépendance et restreignent l’Espagne à
une dimension impériale plus modeste (on peut ensuite prolonger le
propos jusqu’à 1898…).
Le sentiment national espagnol existe avant 1808. Nul ne le remet en
doute. L’un des meilleurs spécialistes de la question du nationalisme
espagnol, José Álvarez Junco, évoque un “patriotisme ethnique” fondé sur
la loyauté à la monarchie espagnole, un très fort sentiment d’unité
religieuse, une relative unité linguistique autour du castillan, un
fonds commun de références historiques et mythiques ou encore une unité
fondée sur le rejet de la “Légende noire” – cette réputation que les
protestants hollandais avaient faite à l’Espagne dans leur propre lutte
contre le pouvoir des Habsbourg – ou enfin un sentiment partagé de
“communauté de destin”
[1].
Mais ce sentiment national est fragilisé parce qu’il procède tout à la
fois d’un héritage et d’une conjoncture politique. L’héritage, c’est la
monarchie comme socle de ce sentiment national. La conjoncture, c’est la
disparition de cette monarchie qui a basculé dans le ridicule à Bayonne
face à l’empereur français, autrement dit un aventurier corse, capable
ainsi d’imposer son frère sur le trône abandonné par le père et le fils!
Il faudra donc aux Espagnols trouver une réponse à ce vide et à cette
usurpation. Or, la nation peut-elle se construire sur un précipité dont
le premier résultat est la dissolution de ce qui existait avant ?
Aujourd’hui :
- bras de fer entre les nationalistes catalans et les deux grands partis de gouvernement (PP et PSOE)
- interrogations sur l’avenir du Pays basque, une fois levée
l’hypothèque du terrorisme de l’ETA même si n’est pas réglée la question
des victimes de ce terrorisme et de la punition de ces terroristes…
et cela dans un contexte, comme le signale très justement la
présentation de cette soirée, européen (l’Écosse et le Royaume-Uni, la
Belgique…). Est-on dans cette “évaporation des États” comme le suggère
le leader indépendantiste flamand Bart De Wever)?
Le titre de cette soirée “Existe-t-il une nation espagnole?” pointe
une thématique qui parcourt toute l’histoire contemporaine de
l’Espagne. Pour autant, poser la question est une manière de biaiser le
débat au regard de la contemporanéité. Je m’explique : au xix
e
siècle, la question n’a pas de sens parce que la réponse va de soi. Nul
équivoque ni en Espagne ni en Europe sur l’existence d’une nation
espagnole.
J’ai, dans mon livre, insisté sur la nécessaire dimension comparative
d’une histoire espagnole. Le même mouvement qui voit “la naissance et
l’affirmation d’une culture nationale en France de 1815 à 1880”, selon
l’expression de Françoise Mélonio, anime le monde académique,
intellectuel et culturel espagnol. La volonté de comprendre l’Espagne
comme une réalité inscrite dans l’histoire et qui y trouve sa
continuité, bien plutôt que ses ruptures :
Lorsque, vers le milieu du xix
e siècle, l’historien Modesto Lafuente entreprend une
Histoire générale de l’Espagne,
il voit dans les hauts faits de la guerre contre les Français la
répétition d’autres épisodes de résistance. Les sièges de Saragosse et
de Gérone sont les lointains échos d’une
furia hispánica dont
avait déjà témoigné la résistance des Celtibères à Numance face à
Scipion et à Sagonte face aux armées romaines. Encore aujourd’hui, dans
un ouvrage superbement édité par le Ministère espagnol de la Défense
pour commémorer le bicentenaire du début de la Guerre d’Indépendance,
l’auteur de l’article consacré à la guérilla trouve dans Tite-Live
l’hommage de l’historien romain à la résistance farouche, sur le mode de
la guerre non conventionnelle, des Ibères.
Au-delà des témoignages littéraires, au-delà des politiques étatiques
d’uniformisation culturelle (inauguration du musée du Pardo en , 19
novembre 1819, réforme des Académies de 1847, loi Moyano sur l’éducation
en 1857…), des politiques de modernisation et de centralisation de
l’administration se développent dans une dynamique de politisation
(suffrage censitaire, puis universel en 1868, retour au censitaire en
1876 et suffrage universel masculin en 1890). C’est ce qu’on peut
appeler la construction de l’État libéral (création des provinces en
1833 par Javier de Burgos). Elle passe aussi par la modernisation des
structures économiques qui accompagne la révolution industrielle (on
peut penser à la construction du réseau de chemin de fer qui, répliquant
les grands axes de communication, donne naissance à un réseau centré
sur Madrid). Une imitation française est décelable… elle demeure encore
sensible
[2].
La construction d’une nation libérale espagnole est donc en marche tout au long du xix
e
siècle. Faut-il alors s’interroger sur l’échec de cette construction?
Et si oui, quelles en sont les causes? Quelle en est la chronologie?
Nous entrons là dans l’exploration du xx
e siècle espagnol ou plutôt de ses conditionnements. Et il faut procéder par ordre.
Commençons par les événements politiques et la crise coloniale de
1898 qui devient une crise d’identité. La fin de la vocation coloniale
de l’Espagne – à laquelle met fin une puissance émergente, les
États-Unis – ouvre la voie à une littérature de la déploration et de la
décadence. C’est que l’historien Pedro Laín Entralgo appelera “la
génération de 1898”, reprenant une expression forgée dès 1914 par
Azorín. Une obsession prend forme autour du “problème de l’Espagne”,
autour de ce que le premier ministre Lord Salibsury s’est mis à appeler
une “
dying nation”. Est convoquée pêle-mêle son histoire, sa
caractérologie, ses passions pour dessiner un État mal formé et
fragilisé. Les passions politiques traversent ce débat qui embrasse tout
le premier tiers du siècle. La littérature dite régénérationniste
couvre un spectre d’opinions qui va de la réforme socialiste à la
tentation autoritaire du “chirurgien de fer”. Or, ces thèmes se
nourrissent aussi de l’actualité internationale : après la guerre de
1914-1918, la montée des fascismes – qui a commencé en Italie, une
nation méditerranéenne – inspire des Espagnols. La lutte contre le
bolchévisme entre dans le débat politique… Là encore, l’Espagne
participe d’une histoire européenne.
Mais, depuis les années 1880-1890, de nouveaux thèmes sont apparus : le catalanisme politique et le nationalisme basque
[3].
Nés d’une double collision entre des intérêts économiques divergents de
ceux du centre espagnol (le protectionnisme contre le libre-échange) et
d’une réorientation de ceux-ci à la suite de la perte des débouchés
cubains et coloniaux, et entre des manifestations culturelles qui se
pensent en opposition à une nation centralisatrice, les nationalismes
“périphériques” vont construire des propositions de reconfiguration de
l’Espagne au moment même où celle-ci traverse des crises de plus en plus
fortes. Le point culminant de cette situation de crise se trouve entre
1917 et 1923. Les grèves générales disent le poids nouveau du
prolétariat industriel tandis que les questions agraires continuent de
mettre en avant la pauvreté du prolétariat agricole. Les mouvements
militaires traduisent les malaises d’une institution écartelée entre une
ambition coloniale qu’elle remplit plutôt mal (Annual en 1921) et une
action intérieure au service du maintien de l’ordre. En septembre 1923,
le général Primo de Rivera, par un “pronunciamiento”, renverse l’ordre
constitutionnel et entreprend une “thérapie de choc”
[4].
Cette thérapie fut-elle fasciste? Le débat reste ouvert… Elle fut nationaliste.
Pour empêcher tout retour en arrière et parce qu’il pense être le
chirurgien de l’Espagne, Primo de Rivera embrasse le projet de
moderniser le pays. Il se dote tout d’abord d’un bras politique, l’
Union Patriotique,
à partir d’avril 1924. Entendant transcender les clivages politiques,
ce rassemblement vise à devenir un instrument de mobilisation des
masses. Son journal
La Nación paraît à partir d’octobre 1925.
L’insistance mise sur les termes patrie et nation souligne tant le
projet fédérateur que croit porter le général Primo de Rivera que sa
volonté d’effacer les oppositions politiques. En ce sens, ce culte de
l’unité, cette passion de la nation, ce rejet de la division
politicienne, ce refus d’une lutte des classes sont des traits
idéologiques que l’on retrouve dans le fascisme italien de l’époque.
Garde prétorienne, le
Somatén, également créé en 1924, rappelle
les milices d’origine patronale montées dans la Barcelone des années
terribles (1902-1923) et mélange le souvenir de la Garde Nationale du
xix
e siècle et les formes plus contemporaine des formations
luttant contre l’action syndicale et la menace révolutionnaire. En 1927,
l’Union Patriotique compterait plus d’un million sept cents mille
affiliés… mais seulement six cent mille à la fin de 1929, quelques
semaines avant que Primo de Rivera n’abandonne le pouvoir. Son slogan
“Religion, Patrie et Monarchie” exalte des valeurs historiques plus
qu’il ne présente des projets d’avenir, trahissant peut-être ici une
ambiguïté fondamentale du régime.
Le pouvoir défend par ailleurs une politique centralisatrice. En
1924, il interdit l’usage de la langue et du drapeau catalans dans les
cérémonies officielles. En 1925, il met fin au régime de la
Mancomunidad,
cette institution catalane créée en 1914 qui esquissait un début
d’autonomie régionale. L’identité espagnole est au contraire exaltée. La
fête nationale du 12 octobre – date de la découverte de l’Amérique par
Christophe Colomb et fête de la Vierge du Pilier, patronne de Saragosse –
devient un rendez-vous patriotique important qui célèbre une unité
hispanique dont la solidarité s‘étend au monde américain. Le régime
organise à des fins de propagande de nombreux rendez-vous patriotiques.
Ils mobilisent les membres du
Somatén ou de l’Union Patriotique
mais aussi l’armée et le clergé qui se muent en émetteurs importants
d’un discours nationaliste. La jeunesse est encadrée via le
Servicio Nacional de Educación Física, Ciudadanía y Premilitar
(Service national d’Education physique, citoyenne et prémilitaire). Un
catéchisme du citoyen circule dès la fin de 1923. Primo de Rivera
développa ainsi “ce qui fut sur le point d’être le premier grand
programme intégral de nationalisation des masses de l’histoire
contemporaine espagnole”
[5].
L’obsession de l’unité se situe au cœur de sa pensée, exprimant un
nationalisme primitif. Depuis plus d’un quart de siècle, la définition
de l’Espagne suscite le débat. L’apparition du catalanisme et
l’affermissement de son projet politique participent de cette
effervescence. Les Catalans pensent la Catalogne et l’Espagne. De même,
le discours sur l’identité espagnole autour de l’idée d’unité, réalisée
avec les Rois catholiques Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon,
confirmée par les apports de cette Espagne unifiée à l’histoire
universelle – la découverte des Amériques, le Siècle d’Or… –, amène à
exalter la Castille, considérée comme incarnation de l’Espagne.
Intellectuels et artistes diffusent cette idée qui s’impose sur la scène
politique. L’âge d’argent de la culture espagnole se caractérise ainsi
par cette quête identitaire au point que l’hispaniste américain Iman Fox
évoque une “invention de la tradition”
[6]. L’identité espagnole est alors présentée comme inscrite dans une longue durée et pensée comme naturelle.
J’insiste un peu sur ce moment Primo de Rivera car il représente un
tournant essentiel dans cette question de la nation. Il fige la
représentation de l’Espagne dans une sorte d’uniformité folklorique. Il
accentue les tensions entre le centre et les périphéries créant ainsi
une structure du débat politique et affectif espagnol. Il échoue,
ouvrant la voie à une autre proposition qui sera celle de la République.
La Seconde République tente, à la lumière de l’exemple français, de
réaliser la révolution française en Espagne. Manuel Azaña l’avait
exprimé dans un discours le 7 avril 1930 : “Ce bouleversement que nous
prédisons pour l’Espagne doit être lié, non seulement à la péripétie que
nous venons de vivre, mais à l’histoire de tout un siècle (…). Il faut
faire en Espagne une série de destructions définitives (…). Située sur
un plan historique, notre lutte est claire : nous devons faire ce que
nos aïeux ne firent ni en 1820, ni en 1823, ni en d’autres occasions.
Entre le passé de l’Espagne et son avenir, il faut mettre un fait
irréparable que nous ne pourrons pas oublier, que nos adversaires ne
pourront pas nous pardonner et qui nous liera définitivement pour la vie
et en conscience à l’œuvre commune républicaine qui est la liberté de
notre patrie”.
La République se propose de séparer l’Église de l’État, de
décentraliser (statuts de la Catalogne de 1932 et du Pays Basque de
1936), de réformer l’armée et de procéder à une réforme agraire. Pour le
sujet qui nous intéresse plus précisément, les deux premiers axes de
réforme sont décisifs. Attaquer les privilèges de l’Église c’est
proposer une autre lecture de la Nation espagnole que celle qui consiste
à subordonner la nationalité espagnole au catholicisme et à
l’orthodoxie. Accepter la pluralité des Espagnes c’est proposer une
autre compréhension de la réalité espagnole.
La guerre civile doit donc se lire à la fois à la lumière d’une vie
politique heurtée et violente – elle serait donc une sorte de dérapage
non contrôlé – mais aussi à celle des failles systémiques, des fractures
essentielles qui divisent les Espagnols entre eux. L’une de ces failles
est bien la conception de la nation espagnole.
La guerre est un affrontement entre deux Espagnes qui s’excluent mutuellement
[7].
Elle est aussi, pour les nationalistes, une défense de l’hispanité
contre les tendances internationalistes du bolchévisme et du socialisme.
Espagne et anti-Espagne deviennent des catégories opératoires… et elles
le resteront pendant presque tout le franquisme. Le bilan humain de
celle-ci – autour de 300 000 victimes dont 170 000 combattants et
130 000 civils – doit être augmenté des victimes de la répression
franquiste après 1939. Les historiens débattent encore d’un chiffre qui
oscilla entre 25 et 200 000. Un consensus se dessine autour de 50 000
morts. L’enjeu de la question n’est pas uniquement quantitatif. Il dit
bien l’implacable volonté de vengeance que fut le régime quasiment
jusqu’à la fin. En août 1939, la pastorale du cardinal Goma qui
demandait aux pouvoirs publics de mettre en place une politique de
pardon fut interdite de diffusion! Né dans la Guerre civile, le
franquisme en fut le prolongement concret et symbolique. Jamais, malgré
ses presque quarante ans de gouvernement, Franco et les siens ne
pourront prétendre, en dépit de leurs discours, rassembler l’Espagne.
Ils étaient une Espagne à laquelle s’opposait l’anti-Espagne. Comme tout
régime dictatorial, il dura grâce à la répression de la dissidence et
des oppositions. S’il ne fut pas totalitaire au sens où la science
politique, aujourd’hui, définit la notion, on peut pourtant risquer une
hypothèse. N’est-ce pas dans cette intransigeance et ce discours
permanent d’exclusion sous le motif de l’anti-Espagne que le régime
s’apparente à un régime totalitaire?
La question dépasse les discussions techniques qui voient la période
fasciste du régime entre 1937 et 1945 comme l’époque pleinement
totalitaire du régime. Il y a une dimension symbolique et discursive qui
a fait ressentir par tous ceux qui avaient lutté contre les
nationalistes le régime comme totalitaire. Franco n’avait-il pas, dans
un entretien à un journaliste américain en 1937, concédé que si, pour
gagner, il lui fallait fusiller la moitié de l’Espagne, il le ferait?
L’exclusion des “autres Espagne(s)” qu’elles soient politiques,
culturelles ou régionales est la raison pour laquelle le régime peut
être qualifié de totalitaire. Cette attitude implacable est aux origines
des crispations qui continuent de parcourir les mentalités espagnoles.
Reste à aborder le dernier temps de cette question et à observer son
traitement par la démocratie espagnole. À nouveau, la richesse de la
période nous commande de simplifier pour comprendre :
1º/ il a fallu d’abord démocratiser, c’est-à-dire démanteler le
franquisme sans courir le risque de la reprise de la guerre civile.
C’est ce qu’avait compris le roi Juan Carlos et son premier ministre
Adolfo Suárez, mais aussi la quasi-totalité de la classe politique
espagnole qui a démontré là que la politique peut être un exercice utile
d’intelligence collective.
2º/ Démocratiser cela voulait dire aussi décentraliser. Ce fut la
transaction entre Adolfo Suárez et les nationalistes catalans. Mais pour
faire accepter ce retour au schéma de la Seconde République – nous ne
sommes qu’en 1977 – on invente la fiction d’une Espagne des Autonomies.
Mais cette fiction – “el café para todos” selon la fameuse expression de
Jordi Pujol – devient réalité. L’Espagne d’aujourd’hui c’est 17 régions
autonomes… Plus grave encore, les compétences en matière d’éducation
furent partiellement cédées aux gouvernements régionaux – un choix que
n’avait pas fait la République en 1932, bonne jacobine qu’elle était!
Or, que se passe-t-il aujourd’hui en Catalogne : on voit sous nos yeux
le résultat d’un processus de construction nationale par l’instruction.
Rien d’étonnant à ce que l’offensive indépendantiste se développe
maintenant quand toute une génération de jeunes adultes a été instruite
dans le culte de la culture catalane. En outre, il existe 18 scènes
politiques espagnoles : 17 régionales et 1 nationale. Et à partir de là
des combinaisons multiples, des comportements électoraux distincts, des
enjeux divergents ou convergents (c’est selon…) et donc une indéniable
diffraction du caractère national du débat démocratique.
3º/ Démocratiser cela voulait dire aussi devenir progressiste. Après
les presque 40 ans de dictature réactionnaire, l’Espagne a embrassé avec
passion l’idéal progressiste. Cela se voit dans l’éclosion des sciences
humaines et sociales et l’explosion des effectifs universitaires, dans
le renouveau culturel qui non seulement ose mais revendique la
transgression, dans la sécularisation d’une société qui semble
s’abandonner aux délices et aux corruptions de la société de
consommation.
4º/ Démocratiser cela voulait aussi dire transiger. La transition
s’est faite sur des choix et des pactes de raison. Le premier objet de
ce pacte fut double : confiance à la Couronne et promesse de
démocratisation. La Couronne avait tenu parole et elle le confirmera de
manière éclatante dans la nuit du 23 au 24 février 1981. Le second objet
fut celui d’un pardon politique : ce fut l’amnistie de 1977. Or ces
transactions sont aujourd’hui remises en cause. On les accuse d’être aux
origines des défauts de la démocratie espagnole. Certains estiment que
la culture franquiste l’a ainsi emporté – on le verrait notamment dans
la place de l’Église dans la société, mais aussi dans la forme
monarchique du pays ou encore son unité!
On aborde là aux questions les plus vives qui font l’actualité de la
question qui ouvrait nos débats : “Existe-t-il une nation espagnole?”.
Je vous ai exposé ce que je crois être les termes dans lesquels se pose
la question et qui permettent, me semble-t-il, de répondre à vos
questions.
[1] José Álvarez Junco,
Mater Dolorosa. La idea de nación en la España en el siglo xix, Madrid, Taurus, 2001.
[2] Voir Germà Bel,
España, capital París, Barcelone, Destino, 2012 (dans sa version de poche, première édition en 2010).
[3] La renaissance du catalanisme culturel est antérieur.
[4]
la colonne vertébrale du régime était insuffisamment homogène et
faussement rassemblée derrière le dictateur pour assurer la pérennité de
son régime. En ce sens, la dictature, même si elle est la plus longue
de celles déjà exercées par des militaires comme Narváez et Serrano au
xix
e siècle, se situe dans la continuité de ces expériences.
Sortant du cadre légal des institutions, un homme providentiel
s’arrogeait le droit de soigner les maux du pays. Toute une littérature
politique avait développé ces idées depuis les années 1890[4]. On
comprend mieux, à cette aune, la nature de la dictature franquiste qui
réussira, quant à elle, à s’institutionnaliser et à maintenir intact le
pouvoir de son chef jusqu’à sa mort… dans son lit! Dans cette mesure,
l’épisode Primo de Rivera se pose bien comme un modèle de transition
entre des formes héritées du xix
e siècle et l’apparition de nouvelles formes liées à l’ère des masses.
[5] Eduardo González Calleja,
La España de Primo de Rivera. La modernización autoritaria 1923-1930, Madrid, Alianza Editorial, 2005, p. 201.
[6] Iman Fox,
La invención de España. Nacionalismo liberal e identidad nacional, Cátedra, Madrid, 1997.
[7]
La Guerre civile représente le traumatisme essentiel de l’histoire
contemporaine espagnole parce qu’elle s’est prolongée au-delà de
l’affrontement armé. On ne peut penser le franquisme en dehors de la
guerre. L’état de guerre, proclamé par les nationalistes dès juillet
1936, ne fut levé qu’en 1948! La loi de “responsabilités politiques” de
février 1939, qui fut la matrice juridique de la répression postérieure,
n’est abolie qu’en 1963. Le dirigeant communiste Julian Grimau, exécuté
en 1963, a été condamné à cause des dispositions de cette loi.
Juridiquement, l’État franquiste, même s’il se dota des apparences de
chartes octroyés (Fuero des Espagnols, Fuero des Travailleurs), est né
dans et par la guerre. Il en est l’émanation. En 1964, le régime entend
se consolider dans l’exaltation des “25 ans de paix”. Par-là même, il
rappelle sa nature. Et quand Franco meurt le 20 novembre 1975, l’ombre
portée de la Guerre civile recouvre tous les Espagnols de la Péninsule
et de l’exil[7]. Le choix de sa sépulture à la Valle de los Caídos, aux
côtés de José Antonio Primo de Rivera, termine de rappeler que le
“Caudillo” était un homme des années 1930, empreint des débats
politiques qui avaient conduit à la guerre.
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